Darius

peintre-encrier

Dans l’atelier

Les performances dans l’atelier se font à l’abri des regards extérieurs. Elles permettent surtout de profiter de la puissance de l’atelier comme un chaudron où tout est possible, y compris et surtout l’imprévu.


Atelier de Dozulé (2018)


Cette performance explore le concept d’encre-temps que j’ai théorisé, en janvier 2022, dans un article intitulé « Encre-temps, éloge de l’épaisseur du temps et de la lenteur ». Le propos de cet article, proposé dans le cadre de la conférence scientifique et interdisciplinaire Rochebrune 2022 sur la thématique du temps dans les systèmes complexes, est d’une part de développer une réflexion sur le temps, sous-jacente à mon activité plastique, hissant les pratiques artistiques au rang de systèmes complexes, et d’autre part de faire un lien plus général avec mes recherches scientifiques antérieures sur l’émergence dans les systèmes artificiels.

J’avais déjà réalisé un livre (non édité) appelé « encre-temps » dans lequel je n’avais pas encore théorisé mon expérience avec le temps dans l’espace créatif, mais où je m’étais attaché à montrer des exemples emblématiques de travaux illustrant cette expérience.

L’encre-temps donne de l’épaisseur au temps pour les interventions plastiques, en se basant sur des granules temporelles allant du grain le plus fin, expérimentalement, à l’infini, où les propriétés classiques du temps, comme l’irréversibilité, la flèche…, peuvent être
reconsidérées.

Le temps se définit dans mon activité de peintre-encrier par rapport aux éléments que je convoque dans l’ultime objectif (ici « ultime » ne veut pas dire unique) de figer une représentation/trace a-temporelle, c.-à-d. interprétable émotionnellement dans le temps et dans l’espace.

La performance présentée ici se situe dans une granule temporelle très grande, potentiellement infinie.
J’ai volontairement fait une séquence ininterrompue qui dura treize minutes, sans pause, juste des modulations dans la vitesse d’exécution, dans l’ampleur des gestes et dans leur enchaînement. J’aurais pu continuer presque sans fin.
Quand je travaille l’encre je ne fais pas une encre mais des séries. Un geste n’existe que par son inclusion dans une suite de gestes qui lui donne un sens. Chaque encre devient autonome tout en s’inscrivant dans une multitude génératrice me conduisant dans un état que j’aime qualifier « d’hors sol ». Une encre seule, même intéressante, n’est rien d’autre qu’un accident sans grand intérêt. Celles qui m’intéressent sont celles qui sont singulières, c.-à-d. qui s’inscrivent dans ce que j’appelle une singularité.
C’est un processus générateur basé sur un principe de répétition différencié et temporellement clos. La répétition autorise l’exploration d’un ou de plusieurs espaces des possibles, à condition qu’elle soit différenciée aussi bien dans l’espace (en évitant de se cloner, ce que je qualifierais de « répétition immobile ») que dans un temps suffisamment rapproché (temporellement clos). Dans ces conditions la mémoire du corps peut oublier tout ou presque, car elle se souvient très bien des derniers gestes réalisés. C’est une forme d’auto-référence émancipatrice.

La vidéo ci-dessous, présentée dans l’exposition de St-Rémy-Sur-Orne aux « Fosses d’Enfer », est un extrait court de cette performance. Elle plonge le spectateur dans un geste sans cesse répété et pourtant renouvelé, explorant les méandres de l’apparition/disparition de la lumière par le truchement de l’encre.


La continuité du geste, sans aucune interruption, représente l’exploration des possibles autour d’un geste sans cesse reproduit dans d’infimes variations, des moments de rupture, des cycles et des formes émergentes. Contrairement à ce qui se passe généralement dans l’atelier, où chaque geste inscrit sa trace sur une nouvelle feuille de papier, ici le support reste inchangé comme un palimpseste unique et infini. Chacun des six arrêts sur image, présentés ci-dessous, fixe un moment du processus générateur où l’on voit apparaître une encre, une trace à la fois autonome et dépendante des gestes précédents.


Cette expérience confère une fluidité maximale dans la réalisation du processus, écartant toute interprétation de ce qui vient d’être fait dans une réflexion rationnelle de ce qui va être fait. Ce n’est plus la rationalité qui est au commande, mais les sensations du corps, fussent-elles cognitives. La réalisation de la grande encre de vingt-quatre mètres en quatre tronçons de six mètres, opère du même principe mais avec une fluidité moins grande. En effet, pour des questions matérielles (dimensions de l’atelier), il a fallu attendre le séchage de chaque tronçon avant de passer au suivant, ouvrant la porte à une rationalité perturbatrice. Cette perturbation n’a eu que peu d’impact sur le résultat final, dans la mesure où chaque tronçon fait était enroulé lors de la réalisation du suivant (toujours pour des contraintes matérielles de l’atelier) et donc non visible.
Ce processus me semble transposable à la vie. Que sommes-nous si ce n’est des êtres soumis à un processus continu et évolutif duquel émergent de temps à autres, des moments marquants, des formes singulières qui nous caractérisent en tant que personnalité unique.
La vidéo montre cela, un processus continu et évolutif, un geste matriciel avec des arrêts sur image choisis au montage, comme des encres qui auraient pu être « tracées ». Mon travail d’encrier est, d’un certain point de vue, une métaphore de ce que nous sommes et de ce que nous offrons de nous aux autres dans notre rapport au monde. Chacun interprète à sa façon le processus qui lui fait face en définissant lui-même les points saillants qui l’intéressent.
Plus précisément, l’encre choisie est une encre grasse réhaussée d’huile d’œillette, autorisant une manipulation fluide et « sans fin », ou presque, celle de la fatigue du poignet. Cette fatigue renvoie au labeur d’une vie de recherche et d’exploration, le processus des processus, creuset de nouvelles formes répétées à l’envi, machine à singularités.
Il faut toujours évoquer humblement le rôle du hasard, celui que l’on convoque. Les contours de l’idée de la vidéo étaient relativement précis dans ma tête, sa réalisation nettement moins. J’ai déjà eu l’occasion d’écrire qu’un atelier est un chaudron extraordinaire et puissant duquel sortent des choses insoupçonnées. C’est le lieu d’une alchimie féconde qui dépasse ou réveille l’imagination, une machine à étonnements.
J’ai placé mon smartphone, en mode vidéo, à l’intérieur de l’un des deux bancs de reproduction de mon atelier, là où se fixe normalement un objectif. Je l’ai mis en mode selfie face visible à travers la vitre, me permettant d’avoir un retour en direct par l’image sur le geste que j’allais faire. C’est une sorte de matérialisation du troisième œil cher à Gao Xingjian qu’il décrit dans son livre « de la création » (éd. du Seuil, 2013).
La vitre et le mélange gras ont permis une très grande souplesse du geste et rendu le mouvement totalement libre. Placé sous la verrière de l’atelier, le déplacement de l’encre faisait apparaître et disparaître dans l’objectif, la lumière, rejoignant ainsi notre idée de départ avec Jean-Yves et Antoine, de montrer l’encre comme faiseuse de lumière. Travaillant avec une spatule métallique, l’angle de cette dernière sur le verre modulait de façon très significative l’intensité de la lumière envoyée sur la cellule du téléphone, me donnant un degré de liberté supplémentaire dans le dispositif. Suivant ce fameux angle de la spatule on pouvait même voir dans l’image, le reflet du téléphone en train de filmer et donc l’image de l’image… Les apparitions furtives et erratiques (en forme et en intensité) de la vidéo dans la vidéo, renforce le mystère de la création. Loin d’être didactique, cette vidéo fascine et me fascine dans sa capacité à rendre compte avec justesse de ce que je ressens dans l’atelier quand j’encre.

© 2024 Darius

Thème par Anders Norén