Darius

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L’encre au Noir

C’est peut-être le moment le plus ancien et le plus fondamental de la révolution de l’humain. Il y eut un jour une traînée de pigments déposée par une main sur l’à-plat de quelque chose, un rocher, une paroi, un arbre, et qui soudain prit valeur de geste graphique pour s’inscrire en mémoire. Nul ne sait s’il y eut soudainement un premier jour et une première nuit . Mais il y eut à coup sûr ce moment où la trace a cessé de n’être qu’un résidu, où elle se mit en balance entre elle-même et la présence-absence d’un acte furtif aussitôt disparu. Et ce fut l’apparition d’une autre dimension de l’esprit. Une force en mouvement. L’intelligence et l’esthétique du presque rien.

Par un retournement des chronologies et une inversion des signes, Darius fait que la trace renonce à être la mémoire d’un passé pour explorer une histoire en devenir. L’encre est d’abord un geste qui se déploie et s’augmente. Peut-être même une danse et une quête d’un secret intransmissible où il s’agit de résoudre l’énigme de soi, aller vers le dévoilement d’un savoir informulable, inouï, parce que sans doute informe et protéiforme à la fois. Indicible parce que tout est dit simultanément, comme dans un empilement d’écritures primordiales, un message pré graphique intégrant tous les codes.

L’encre ne signifie rien par elle-même, sinon elle-même, mais dialogue avec la transparence du papier pour déployer des galaxies de perception; «des lointains intérieurs» pour reprendre l’expression d’Henri Michaux. Un art qui retrouve les plus rigoureuses traditions du sumi-e (墨絵) dans les galeries de Tokyo où Darius a présenté ses encres à plusieurs reprises, y a reçu une reconnaissance authentique et noué des amitiés sans ombre. Il y a là du symbolique qui rassemble. Mais aussi un diabolique diablement intéressant qui entrouvre une sorte de vertige où l’on se perd en illuminations et explore l’étrangeté de soi.

Van Gogh recherchait une haute note jaune, Darius, lointain compagnon de Soulages, s’immerge dans la lumière noire. Ses encres sont autant de «dessins mescaliniens», sans «le misérable miracle de la mescaline» (Michaux, encore lui). Une manière de se débarrasser des mots quand le sens est prioritaire parce que déroutant. L’encre se diffuse, improvise un carnet de voyage sans écriture, qui contient cependant toutes les écritures en une symbiose absolue de tous les récits. Les errances, les méditations gestuelles et des respirations «zen» atteignent à l’ultime note noire, note majeure et griffure initiatique. Les aventures les plus vastes au creuset de l’âme recherchent la perfection de l’imperfection, dans une éternité de lumière.

Et l’on peut faire ce parallèle entre «l’œuvre au noir» des alchimistes et «l’Encre au Noir» de Darius. Il tombe sous l’évidence qu’un même parcours de recherche est en train de s’accomplir ici, et là. Le plus long et le plus difficile des trois temps de l’accomplissement, affranchi de toute pierre philosophale, pour ne garder, dans l’immense atelier où il arpente d’immenses rouleaux de papier, qu’une matière, elle aussi fondamentale: les vibrations de la matière.

Serge Mauger, juillet 2024.

© 2024 Darius

Thème par Anders Norén