Darius

peintre-encrier

Réflexions sur ma pratique

(2009)

Faire de la peinture, comme toute autre forme d’art, relève avant tout d’une expérience personnelle. Entrer dans une logique de confrontation et d’échange avec d’autres sur son travail, nécessite une volonté d’aller plus loin dans cette expérience.

C’est évidemment non sans risques. Un premier succès/accueil positif peut être vécu comme un encouragement à poursuivre. D’un autre côté il peut mettre la pression sur la confrontation suivante qui ne doit pas décevoir.

Personnellement, après ces deux années à travailler très intensivement, je me sens prêt à ces multiples confrontations. Le fait d’être attendu ne m’inquiète pas du tout. Ce travail conséquent et long n’a en rien épuisé en moi cette envie d’expérimenter. Au contraire, j’ai pu explorer un nombre important de pistes assez différentes. J’éprouve maintenant le besoin d’aller les visiter en profondeur une à une. Voir ce qu’elles possèdent et ce qu’elles peuvent offrir. Cette confiance tranquille, pourtant remplie de doutes, m’accompagne et, je crois, pour longtemps.

Dozulé, le 31 mai 2009.

Se distinguer des autres cela peut être tentant, jusqu’à un certain point au-delà duquel on se marginalise !

Une façon de se distinguer sans ce biais pourrait être de diversifier, voire cloisonner ses activités, paraissant moins différent lorsqu’elles sont prises une par une …

Etrange réflexion, peut-être pas tant que ça !…

25 juin 2009

Cela fait trois semaines que nous sommes rentrés de notre voyage au Japon. Dans quelques jours c’est la rentrée avec son rythme et tout ce qui va avec.

En attendant nous profitons du beau temps pour passer ces derniers jours d’été au Hôme.

Ce voyage en Extrême-Orient fut bien sûr une aventure extraordinaire et en quelque sorte un voyage initiatique, dans la mesure où il m’a permis une confrontation de mon travail de l’encre avec cette culture pour qui le Sumi en est une partie intégrante. Depuis mon retour j’ai pas mal fréquenté mon atelier et produit, ou plus exactement expérimenté pas mal de choses. Il est évident qu’un tel voyage vous marque, directement ou non. Là-bas j’ai vu comment l’on travaille l’encre dans le papier Washi. J’ai même rapporté des échantillons de papiers sur lesquels j’ai déjà fait quelques essais. En rentrant j’ai fait des expériences avec un papier bouffant que m’avait donné Geneviève. J’ai surtout expérimenté l’un des procédés du Sumi dans mon univers.

C’est assez amusant car j’ai mélangé plusieurs techniques que j’ai pas mal utilisées avant ce voyage au Japon, avec l’un des principes du Sumi, et cela donne des résultats très intéressants. Ce principe consiste à déposer de l’eau sur le papier très absorbant, puis à y déposer l’encre avec le pinceau sur et autour des surfaces humides. L’eau guide l’encre dans le papier par diffusion, permettant ainsi des nuances de gris très importantes. Curieusement, et je l’ai expérimenté, dans le Washi le noir n’est pas trop absorbé quand on le sature, ce qui le rend assez profond, alors que sur un papier bouffant moins absorbant il devient gris.

Avant ce voyage j’ai donc expérimenté de nombreuses techniques. L’une d’entre elles consiste à dessiner avec une pipette remplie d’encre noire. La rapidité du déplacement rend les traits plus fins, tout comme la pression, plus ou moins forte, exercée sur sa partie haute qui libère plus ou moins d’encre. Les deux effets peuvent être combinés de façon concomitante.

Sur un papier couché on peut faire de très beaux dessins (portraits, paysages, silhouettes, natures mortes…). D’un autre côté j’avais déjà exploré l’idée de déposer de l’encre sur une feuille, laissant apparaître au début une tache informe, puis de la recouvrir par une deuxième feuille, identique ou non à la première, et ensuite d’y exercer une pression avec un objet contondant afin de modeler à dessein un dessin, sans le voir, sauf avec du papier suffisamment fin.

L’objet choisi est déterminant dans le processus, mais le papier tout autant. Cette expérience est très intéressante car elle n’est pas sans rapport avec l’idée de dessiner à l’aveugle, sans voir directement la trace se construire, mobilisant un processus mental et corps-sensible. En jouant sur la transparence du papier on peut quand même avoir un retour flou sur ce qui opère.

Au bout d’un certain temps, toujours guidé par ce soucis constant d’exploration, j’ai commencé à dessiner avec ma pipette avant de recouvrir la feuille par son alter ego. Cela permet de guider le processus mental et corps-sensible, qui échappe au regard mais pas aux sensations profondes que l’on cherche à exprimer. En effet, plutôt que de partir d’une tache, on prédispose des traits, un dessin en pleine conscience et maîtrisé. Mais le processus mental et corps-sensible joue quand même à plein puisqu’il conduira vers de la surprise et de l’irréversibilité. Très souvent d’ailleurs j’ai éprouvé un malaise au moment de recouvrir le dessin initial, considérant qu’il méritait peut-être de ne pas être complètement transformé en autre chose dont le caractère indomptable pouvait conduire à un ratage complet.

En rentrant du Japon j’ai eu l’idée de mettre de l’eau dans ma pipette et de dessiner avec. Le papier ne doit pas être trop absorbant et les traits d’eau relativement épais et surtout continus. Ce n’est qu’après que j’apporte l’encre qui va partir dans les traits d’eau. Cela rejoint tout un travail que j’avais fait sur le portrait, alors que j’étais très impressionné par les portraits de Matisse. Ce dernier avait sans doute lu les propos du moine Citrouille amer, dans son livre « L’unique trait de pinceau ».

Dans ce travail je faisais des portraits et des autoportraits, avec le moins de traits possibles, dans certains cas extrêmes, avec un seul trait continu. La continuité est importante, je ne le savais pas encore, c’est ce que révéla mes toutes dernières expériences. Déposant des gouttes d’encre aux endroits les plus épais des traits d’eau, un spectacle étonnant montre la diffusion quasi instantanée de l’encre au contact de l’eau, et ce dans les moindres recoins mouillés du papier, révélant d’un seul coup le dessin à peine visible à cause de la transparence de l’eau.

Toute technique de diffusion de l’encre dans le papier via l’eau pose le problème de la maîtrise de cette diffusion.

Une façon de faire est d’utiliser une deuxième feuille de papier qui va recouvrir la première ayant reçue l’eau puis l’encre. Suivant le papier utilisé le résultat sera très différent. Sur un papier bouffant, relativement absorbant par rapport au papier couché, il est difficile d’avoir de la couverture car l’encre est vite arrêtée. Les papiers glacés sont trop réfléchissant, l’encre va y glisser sans s’y fixer véritablement. Le papier couché et mat reste un bon compromis, toujours spectaculaire dans ses effets, le rendu y est plus net et précis. Comme je l’indiquais précédemment les papiers absorbants ont le mérite de permettre d’avoir des noirs profonds.

Le Hôme, le 28 août 2009.

Aujourd’hui j’ai fait un peu de rangement dans la Galerie. En triant des affaires dans la cuisine de l’ex-pizzeria, je suis tombé sur un carton de feuilles de papier couché de 310 g/m2 au format A4. Comme à l’habitude dans pareil cas je me sens fébrile et me demande comment ce nouveau papier va réagir avec mes encres. Je suis excité par l’idée d’une possible nouvelle aventure.

J’ai acheté au Japon et en Corée des raclettes en caoutchouc et en fer, que j’avais rapidement essayé en rentrant, sans être convaincu par le résultat, surtout avec les raclettes métalliques cooréennes.

Pour poursuivre mon exploration dans la veine japonaise, j’ai repris la technique de la raclette métallique (celle avec laquelle j’ai fait mes livres performances), mais au lieu d’utiliser l’encre pure, je mets en premier de l’eau avec ma pipette ou une raclette propre. Ensuite je dépose l’encre à la pipette ou directement à la bouteille. Enfin je passe ma raclette en jouant sur l’inclinaison du manche et la lenteur du déplacement. Le résultat m’esbaudit, il est nouveau, jamais encore vu. C’est émouvant de découvrir un nouveau monde et sa multitude de voies à explorer. Je me demande si cela va s’arrêter un jour, ou si c’est sans fin ? Plus je multiplie mes expériences avec l’eau, comme véhicule de l’encre dans le papier, plus je perçois et mesure la force de la peinture traditionnelle chinoise ou japonaise. En revanche je n’arrive pas à épuiser ce que mes outils apportent.

Souvent je me demande si je suis un peintre, un vrai. Quand le doute s’installe, je me considère comme quelqu’un qui expérimente tout ce qui passe à sa portée et je mesure la chance considérable d’avoir un atelier aussi confortable et fonctionnel pour lequel je trouve toujours du temps à lui consacrer. Si cela devient trop pesant, je pense à Levy Strauss et ses peintres bricoleurs, ça me redonne du baume au coeur. J’éprouve ce besoin de me sentir peintre, non pas pour les autres mais pour moi. C’est un sentiment qui m’apaise, me rend serein face à cette idée saugrenue de vouloir produire, produire toujours de nouvelles choses. Ce n’est pas le rapport à l’autre qui me stresse, l’idée de ne plus être à la hauteur de ce que les autres attendent, c’est le rapport intime que j’entretiens avec la peinture et l’art en général.

Cette faculté merveilleuse qui vous met en mouvement sans cesse. Ce n’est pas une sorte de course sans fin, de fuite en avant, de côté ni en arrière, mais un processus structuré qui se mûrit au fur et à mesure qu’il se déploie, un processus tranquille, continu mais aussi avec ses ruptures, ses catastrophes et ses bonheurs inattendus. C’est un état d’esprit dans lequel toute avancée, aussi petite ou grande soit elle, n’est pas une finalité mais un simple point de passage vers de nouveaux horizons. Un artiste est quelqu’un qui décale sans cesse son point de vue, regarder pas plus que nécessaire en arrière, prend à bras le corps ce qui se présente à lui, et curieusement ne repasse jamais par les mêmes chemins.

Dozulé, le 6 septembre 2009.

Je reviens de mon atelier. J’ai acheté trente grandes feuilles en 300 g/m2 d’un beau papier couché mat. Plus de la moitié sont déjà faites. J’ai eu une vive émotion en traçant la première. Je pensais qu’il allait surgir quelque chose d’aussi beau et généreux que la série noire du Japon. Eh bien j’ai complètement loupé cette première rencontre. J’avais mal dosé mes mélanges. Et puis les choses se sont mises en place naturellement, sans forcer. Le résultat, bien qu’inégal, est toujours surprenant, malgré le fait que ce soit un processus long, continu et multiformes. J’ai l’impression de ne même pas avoir le temps de profiter de ce qu’il advient ni dans les détails, ni dans une vision plus globale. Ce sera pour plus tard, je me poserai et prendrai un peu plus de temps pour profiter de cette profusion. Le chemin risque d’être long et difficile.

Pour l’instant je suis happé par cette frénésie de découvertes. Le moment viendra de faire des bilans, peut-être d’essayer de comprendre ce qui s’est passé !

Mon dessin revient en force dans la danse. Il s’invite par le biais des ratées/repentirs, mais aussi comme point de départ de nouvelles expériences.

Je crois qu’il ne faut pas laisser de côté trop longtemps son dessin. C’est sans doute grâce et à travers lui que je suis le plus moi dans ce que je fais. J’en suis conscient.

Aujourd’hui, sur France Culture, j’écoutais une émission médicale très intéressante. La personne invitée devait être psychiatre. Elle parlait de la métaphore du cheval et du cavalier pour expliquer le rapport qu’il y a en chacun de nous, entre notre rationalité pensante et nos émotions/réactions à ce qui nous entoure. La première nous permet de réfléchir, d’analyser, pour élaborer des stratégies diverses quand le temps nous est donné. Les secondes nous assurent ni plus ni moins notre survie immédiate dans un monde pas toujours hospitalier. Si vous êtes sur un trottoir et qu’une voiture risque de venir vous y aplatir comme une crêpe, mieux vaut laisser tomber votre rationalité pensante et laisser faire le cheval, ou l’animal qui est en nous, pour sauter de côte fissa. Pour notre spécialiste une personne équilibrée fait vivre en bonne intelligence ces deux composantes, l’une n’empiétant pas trop, juste ce qu’il faut, sur l’autre ; chacun ses compétences et une bonne coordination entre elles.

La peinture vient aussi aux croisement harmonieux entre rationalité et ressentis. Le passage à l’acte pictural nécessite une prise en main des sens à travers le corps. Cela permet d’exprimer ce que nous avons au plus profond de nous-mêmes, un geste, une sensation, la justesse et la sincérité de ce qui nous caractérise en tant qu’être humain.

En écrivant ceci j’ai l’impression de laisser parler mon corps au plus proche d’un besoin viscéral d’où jaillit ces mots dans une urgence animale qui n’est pas sans me rappeler celle qui m’accompagne quand je suis dans mon atelier. L’écriture ressentie.

Dans mon bureau, Dozulé le 9 septembre 2009.

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