c’est bien difficile, mais c’est bien plus beau que la peinture à l’eau !…
L’énergie du geste
Geste tendu, replié sur lui-même
profondeur jetée sur le papier
dans la rondeur de l’instant éphémère.
Geste rempli, geste vide ?
A-t-il un début, a-t-il une fin ?
dans notre mémoire d’humain ?
Trajectoire improbable, sinueuse et violente.
Est-ce là, dans l’épaisseur du trait,
que se joue notre destinée ?
Geste nerveux, geste noueux.
Est-ce le bruit de l’encre sur le papier,
strident et déchiré ?
Tête de chameau stylisée,
c’est mal connaître l’animal.
Que d’années écoulées
à le sortir peinturer.
Paysage imaginaire, où
le temps n’a de prise qu’avec
la tension des courbes dans
la limite exigüe de la page.
Éloge de la lenteur.
Paysage imaginaire, où
La lumière intrigue
Entre les interstices rectilignes
Tantôt verticales, tantôt horizontales.
Cascade originelle au multiple plateaux
Instant cinématographique
ou collage photographique.
D’où vient cette lumière
au plus profond de la matière.
Interstices vinyliques dans le magma chaud,
imprimant sur ses faces
le souffle diaphane de l’outil.
Barrière étrange laissant glisser
le temps dans l’espace assoupli.
Forme primitive, matière en fusion,
trace volcanique d’une encre solidifiée,
univers en mouvement où se prépare la vie,
dans le chaudron béant au bord de l’infini.
La peinture à l’huile c’est bien difficile, mais … Évidemment pour moi cette référence à un dicton célèbre n’est pas anodine, car elle est double à mes yeux. Pierre Lebigre fut pour moi, comme pour tant d’autres, un encouragement personnifié à la peinture. Comme il le montrait à sa façon dans son recueil d’aphorisme, c’est vrai que le peinture à l’huile c’est difficile. On pourrait dire exigeante, et qui ne se laisse pas approcher aussi facilement que cela n’y paraît ! J’y ai rencontré au moins deux difficultés majeures que sont la couleur et le sujet. En réalité il en existe bien d’autres, plus techniques, plus subtiles, pas toujours perceptibles frontalement, mais qui vous reviennent sans cesse, comme s’il fallait qu’elle nous tente, évalue notre sincérité, notre résistance à la difficulté, voire à l’échec.
Bien sûr on peut compter sur l’auto-satisfaction du débutant, qui nous aide à affronter les obstacles. Chaque nouvelle production chasse la précédente et vous remplit assez vite d’un sentiment de satisfaction, teinté d’un parfum de plénitude. Mais la peinture vous attend au virage et très vite les difficultés prennent le pas sur cette félicité première. Le sujet s’impose assez vite comme une barrière d’autant plus haute que l’envie de produire quelque chose est grande. La couleur ajoute à son tour suffisamment de perplexité à celui qui l’emploie, qu’il se trouve placé dans un monde aussi familier que déroutant par l’étendue de ses possibilités.
Au début de mon expérience avec la couleur, je me suis mis à faire des fiches où je consignais le résultat de mélanges aussi laborieux qu’inutiles, croyant avoir touché à de savants dosages permettant d’obtenir des couleurs rares. Avec un peu plus d’expérience, on se rend compte qu’une couleur ne prend sa réelle dimension qu’au service d’un tout, lui-même composé d’autres couleurs … Une couleur se révèle vis-à-vis des autres qui l’entourent. Mélanger des couleurs n’est pas un exercice aussi facile et le résultat n’est pas toujours fameux. J’ai appris plus tard, qu’avant oser de tels mélanges, on pouvait partir d’une couleur et lui ajouter soit du blanc, soit du noir pour décliner tout un nuancier de teintes formant un camaïeux généralement agréable à l’œil.
Avec l’expérience et toujours nourri par une envie sourde mais profonde et donc sincère, j’ai commencé à sentir le besoin de simplifier mon approche de la peinture, pour en complexifier le résultat et donc aller plus loin. En effet tourner en rond n’est jamais bon, c’est vrai aussi pour la peinture. On passe alors de cette exaltation primitive, à une lassitude qui peu à peu nous éloigne de l’envie même de peindre. Cette simplification se décline sur de multiples facettes. Le sujet ne doit pas tenir toute l’importance que l’on voudrait lui donner au départ. Le sujet est assez connoté « représentation ». Que vais-je représenter ? Comment ? Un visage c’est plus difficile qu’un dès à coudre (et encore …). Comme le disait très justement Pierre peindre un pot de fleur à merveille, ne fait pas de vous un peintre, encore moins un jardinier . Le blocage de la page blanche illustre (par la négative) l’importance qu’on attache au sujet. Mais quel est le rapport entre le sujet et l’envie/le désir de peindre ? Pourquoi l’un empêcherait-il l’autre de se satisfaire ? L’une des premières simplifications consiste tout simplement à considérer qu’il n’y a plus de sujet. Plus de sujet donc plus de blocage. C’est quand même plus facile à dire qu’à faire. Aussi curieux que cela paraisse, j’ai longtemps pensé à cette simplification évidente, sans en avoir jamais eu les moyens pour la mettre en œuvre concrètement. Après avoir fait beaucoup de photographies noir et blanc, je ne cessais de voir la couleur à travers la peinture, me disant que la photographie ne permettait pas autant de liberté que la peinture. Oui mais le problème était devenu celui d’un trop grand degré de liberté. Vous achetez un bleu, puis un second, un troisième, ainsi de suite, et vous vous retrouvez avec six ou sept bleus différents et de même pour toutes les couleurs. Vous y ajoutez la possibilité d’éclaircir ou de foncer chacune d’elles par du blanc et du noir… Et pour finir le tableau, vous vous autorisez toutes les combinaisons possibles de juxtaposition des couleurs. Je ne parle même pas de la troisième dimension, le relief, que l’on obtient avec l’huile, les techniques de transparence et de glacis. Inutile de faire le calcul, les possibilités sont largement aussi grandes que si vous jouiez au loto. Bref, je sentais que la peinture était le passage obligé vers la couleur, mais comment s’y retrouver ?
L’équilibre général d’un tableau est d’autant plus difficile à atteindre, que les couleurs y sont nombreuses et différentes. J’avais également pris l’habitude, pour des raisons économiques évidentes, de peindre avec de petits pinceaux. Il y avait une certaine cohérence avec la taille modeste des tubes de peinture. Le résultat de toutes ces expériences fut enrichissant, mais restait insatisfaisant. En augmentant la taille de mes tableaux, sans toucher à celle de mes pinceaux, je ne faisais qu’augmenter la perplexité dans laquelle je me trouvais. Les tableaux devenaient de plus en plus long à faire et ma production faiblissait sensiblement en volume. Cette constatation, apparemment simplement quantitative ou rythmique, est en réalité primordiale. Je me suis aperçu par la suite, confirmant un vague sentiment ressentit fort tôt, qu’une intensification de ma production la développerait qualitativement.
J’avais une autre intuition forte, qui se révéla aussi juste que la première, dont la lecture m’était venue en observant les poissons domestiques. J’avais observé que les poissons se développent en taille proportionnellement à la dimension de leur bassin. Pour avoir pratiqué la peinture sur un coin de table, j’ai connu divers lieux pour m’exprimer. Depuis deux ans je dispose d’un très bel endroit, spacieux, lumineux, fonctionnel, et ma production a connu une progression significative. Sans doute la métaphore du poisson…
Pour revenir à mon processus de simplification, j’ai commencé par faire de très grands formats, dont le tableau de Valentin, nageant dans l’Adriatique. Ce tableau d’environ deux mètres cinquante par trois mètres cinquante, a été fait en une seule nuit. Pour obtenir cela, il m’a fallu utiliser de gros pinceaux et diluer l’huile, que j’utilisais jusqu’alors dans de petits tubes classiques. J’ai également choisi à priori quelques couleurs (un vert, deux jaunes, un noir et un rouge), jouant avec la couleur naturelle de la toile (support) et ses nombreux défauts. J’ai toujours été guidé par le dessin, sorte de colonne vertébrale de mes tableaux. Dans quasiment toutes mes productions, je faisais un dessin au crayon ou au fusain, souvent je le fixais à la colle en bombe, puis je passais à l’étape de la colorisation. J’ai fait pas mal de tableaux dans lesquels je laissais apparent les traits du dessin ; pour d’autres je n’hésitais pas à recouvrir ou déformer le dessin de départ. Avec l’habitude, partir d’un dessin était rassurant. On voyait déjà poindre la composition du tableau. Je savais alors si le tableau semblait bien parti ; l’inconvénient était qu’il ne fallait pas trop s’attacher au dessin, qui quoiqu’on fasse, l’ajout de couleurs lui ferait perdre de son intensité ou de son naturel, d’où un sentiment de frustration inévitable. Au final on obtient par cette méthode un résultat rarement homogène, résultat qui souligne la difficulté de l’exercice, même si, de temps à autres, on a quelques raisons d’être satisfait.
De cette première expérience en grand format, je me suis mis à faire de très grandes encres sur papier, partant d’un dessin. Dans certaines situations je m’aidais de petites esquisses coloriées pour une première confrontation avec les couleurs. Mon travail sur ces grandes encres m’a conduit à faire des fonds au chiffon permettant à la fois des aplats plus réguliers qu’au pinceau sans m’interdire quelques fantaisies. J’approfondirai plus tard cette possibilité. De ces fonds au chiffon, je me suis rapproché peu à peu du sujet, du centre du tableau, m’apercevant que le chiffon faisait naître assez facilement la lumière dans l’encre rapidement étalée. Cette technique prit inconsciemment de plus en plus d’importance. En effet, j’étais en train d’effectuer un tournant important dans mon travail. Je passais d’une sorte de souffrance, où tout était difficulté, à une évidence dans laquelle les choses se faisaient sans rugosité excessive. Le plaisir et l’excitation faisaient leur apparition dans la relation à la peinture. La suite des évènements me le confirmera au-delà de ce que j’aurais jamais pu imaginer. Après deux années de pratique assez intense de l’encre, cette dernière m’a révélé à la peinture. Il ne s’agit pas d’une révélation mystique, mais plutôt photographique.
Durant cette période j’ai exploré des techniques de peinture qui révèlent littéralement le résultat produit, comme le font la photographie et la gravure. Je reviendrai sur ces procédés variés, qui ont en commun de mettre en perspective l’équilibre alchimique improbable existant entre la peinture et le monde qui nous est donné à voir. Sans trop développer ce sujet, j’ai assez vite senti, grâce à cette pratique intense, que le peintre peut restituer des sensations riches et subtiles, qui font ce que nous sommes. Pour cela il lui faut explorer toutes les pratiques qui s’offrent à lui. De façon étonnante, ma pratique allait radicalement s’inverser, mettant le dessin de côté, ce qui me paraissait alors le plus solide dans mon travail. J’ai travaillé le geste et l’énergie tout à la fois libérée et retenue. Faire un dessin au chiffon ne va pas de soi. L’outil est imprécis, mou, sans forme ; pour faire un fond cela peut passer, pour faire un pot de fleur ou un dé à coudre c’est plus discutable, à moins que…
Denis Chasserot, un copain m’apporta un jour une rame de papier blanc couché, relativement épais et mat, au format raisin. Mon premier réflexe a été de conduire sur le papier mon chiffon imbibé d’encre, dans des gestes brefs et rapides. La nature du papier couché ne lui faisait absorber que très superficiellement l’encre déposée, la faisant glisser en suivant les méandres de sa surface. En reproduisant, toujours avec le même chiffon, l’expérience plusieurs fois à quelques jours d’intervalle, je me suis trouvé confronté à une surprise de taille. L’encre, ayant séchée dans le chiffon de façon très irrégulière, fit apparaître des zones de dureté, jouxtant ainsi la douceur du tissus restée intacte. Mes premières expériences me laissèrent pantois. Il fallait voir comment la manipulation du chiffon transformait l’encre noire en lumière, mais aussi faisait apparaître des formes suggestives d’une précision et d’une richesse sans nom. On eu dit que le papier révélait l’encre, à moins que ce ne soit l’encre qui révélait les aspérités du papier, pourtant réputé parfaitement lisse car couché, à moins encore que ce ne soit le chiffon qui fût révélé entre mon poignet et le papier grâce à l’encre.
Bref, le résultat était tellement surprenant que jamais je n’aurais imaginé y être pour quelque chose, sans compter qu’en quelques jours toutes les feuilles avaient reçu leur trace, je ne pouvais m’arrêter devant pareil émerveillement. Il faut dire que je compris assez vite que l’outil devait posséder certaines caractéristiques précises pour que la magie opère. Je me suis mis à tout essayer, tout ce que j’avais sous la main et qui semblait avoir les fameuses caractéristiques requises. Chaque outil différent m’apportait sa série de surprises. Quand j’eus épuisé mon stock de papier, y compris en utilisant le verso des feuilles déjà encrées, je me suis posé sur mon tabouret, il était temps de réfléchir. Avais-je vraiment ma place dans ce que j’avais pourtant moi-même produit ? N’importe qui en aurait-il fait autant !
La qualité des encres obtenues, je veux parler de la lumière produite, du relief, de la précision des tracés, de figures apparaissant au hasard des tracés (j’en reparlerai plus tard), de compositions « locales », c’est-à-dire dans des parties de petites dimensions (quelques centimètres au carré),… , me mirent dans le plus grand embarras. En y regardant de plus près, ce que je fis avec Valentin et un appareil photo, j’ai d’abord ressenti un grand découragement. Comment faire d’aussi belles choses, avec si peu d’investissement personnel ?
Faire un portrait au crayon nécessite de l’entraînement, n’importe quel dessin d’ailleurs, enfin en ce qui me concerne. Amener dans une peinture de la lumière ou du relief demande un peu plus que de l’entraînement. Il faut comprendre comment cela fonctionne. Et là, déplacer un outil qui transporte l’encre sur une feuille de papier et la perfection jaillit aussi simplement que le souffle de l’air sorti de la bouche d’un enfant.
Je me suis repris et j’ai cherché d’autres papiers, d’autres outils, poursuivant mon expérience excitante. Devant le volume produit, sa diversité, je me suis rassuré sur le fait que j’apportais quand même quelque chose à ce qui se passait. Même si le résultat semblait facile, il ne l’était pas tant que cela. J’ai pu le vérifier à plusieurs reprises lorsque j’essayais de refaire une série particulièrement spectaculaire. La quasi impossibilité de refaire ce qui avait marché, paradoxalement me remit en confiance. Je repris les chemins de l’expérimentation. En définitive, c’était bien moi qui guidait le processus, quand bien même le résultat paraît en décalage avec la vision que l’on a de nos propres capacités.
En diversifiant les formats, les papiers, les encres, les outils, les différentes techniques mises au point au fur et à mesure des expérimentations, je pris conscience de deux choses essentielles. L’énergie que l’on possède guide le geste, la réciproque est sans doute vraie aussi. On libère l’énergie qu’il faut aussitôt contrôler, ne serait-ce que pour rester dans le format du support. La gestuelle apparaît par la forme de l’encre produite, par les détails observés, par les blancs obtenus, les parties « en creux » délimitant les choses visibles. C’est presque un exercice de respiration, pour lequel seul la concentration permet de libérer l’énergie, tout en la retenant.
Faire une série d’un seul jet est une épreuve. Chaque nouvelle encre chasse la précédente, et ce jusqu’à la limite imposée par le nombre de feuilles de papier disponibles. Cette limite est soit contingente, soit on se l’impose avant même de commencer la série, par je ne sais quelle intuition initiale. Généralement on en sort avec la sensation d’être fatigué. Il faut alors se reprendre, reconstituer sans doute son énergie, son désir, ne pas s’épuiser, se tarir. La deuxième observation que l’on peut faire réside dans l’importance aigüe que joue les contraintes dans le résultat. Bien sûr on peut les voir comme un guide ou une aide à la décision dans le dédale de l’expérimentation. Çà n’est pas que cela. Je parlais précédemment de mes difficultés face au choix sans fin des couleurs, pour construire un tableau. Il y a quelques années j’eus le pressentiment, sans l’avoir poussé jusqu’à le mettre en pratique, que dans ma façon d’aborder la peinture quelque chose n’allait pas. Je suis parti dans la brocante m’enquérir de trois pots de peinture pour les murs, un noir, un vert et un brun. L’idée m’est venu de faire un tableau uniquement avec ces trois pots. C’était la vue du lac de Garde, depuis la chambre de notre hôtel. Finalement, le résultat était encourageant, d’autant plus qu’avec une grande économie de moyens (couleurs) j’ai compris qu’il fallait simplifier l’emploi des couleurs. Cela ne m’a pourtant pas empêché par la suite de reprendre mes tubes de peinture et de continuer dans ma voie initiale. Ce premier message, pas assez radical, fût quand même décisif pour la suite.
Mon passage aux encres de chine puis aux encres colorées, qu’elles soient à l’eau ou à l’huile dans le cas des encres d’imprimerie, a replacé au centre de mon travail le rôle des contraintes. Cela s’explique par plusieurs raisons (facilité et rapidité d’emploi, simplification des couleurs, simplicité et diversité des supports,… ). J’entrais de plein pied dans le champ très excitant de l’expérimentation (comme le souligne Lévy-Straus), dans lequel chaque nouvelle contrainte m’ouvrait la porte vers de nouveaux horizons. On pourrait presque parler d’une forme d’addiction à la recherche de nouvelles contraintes. De formes extrêmement diverses, dans ce domaine l’imagination n’a guère de limite, je peux donner quelques exemples significatifs.
Un jour Alain Cousin m’apporte des fonds de pots d’encre d’imprimerie, encre que je n’avais jamais utilisée auparavant. À cette occasion il me précise qu’il possède aussi du papier récupéré chez un copain, dans un format très inhabituel allongé. Quelques jours plus tard, je passais chez lui comme convenu et récupérais le papier en question. Arrivé à l’atelier, je sortis quelques feuilles, réflexe de l’expérimentateur dès qu’il s’est mis une nouveauté sous la main, afin de voir ce qu’il avait à me dire, quel était son secret. Son format très en longueur (bandes de papier) m’interpelait. Comment faire une encre tout en hauteur/longueur, j’hésite, puis me dis qu’il faudrait trouver un outil apparié avec cette forme extravagante, très loin du nombre d’or. Si j’essayais un outil aussi « déformé » que le papier, cela me permettrait de faire de nouveaux gestes, un nouveau souffle.
J’avais beau fouiller mes réserves assez importantes, je n’avais pas ce qu’il fallait. Je préférais alors remettre à plus tard ce tête à tête, cette confrontation dont j’espérais les plus grandes surprises. Quelques temps après, je tombais par hasard (ce mot est somme toute assez commode !) sur ce qui me semblait faire l’affaire. Je l’acquis sans aucune hésitation, et sans plus attendre allait à la confrontation. Qu’allait-il se passer ? Serais-je surpris ou déçu ? Quels signes, quelles formes ou quelles écritures allait-il sortir de tout cela ? Je n’en avait pas la moindre idée. Je m’étais enfin donné les moyens, sans le savoir, d’évacuer de mon travail la notion de représentation comme but à atteindre. Cela peut paraître banal ou insignifiant, et pourtant je sentais qu’il allait se passer des choses dans ma relation à la peinture. Peut-être de l’ordre d’une certaine symbiose entre ma pratique et les moyens mis en œuvre pour cette dernière.
Le plus amusant, au moment où j’écris ces lignes, fût de voir apparaître une véritable plume d’oiseau ou d’écrivain, au beau milieu de cette abstraction, et ce de façon étonnamment précise et sans ambiguïté aucune. Oui une plume comme autrefois, celle dont on plonge l’extrémité dans l’encrier, juste avant d’écrire quelques mots sur la feuille.
Dans ma démarche picturale nouvelle tournée ostensiblement vers l’abstraction, jamais je n’aurais imaginé vouloir représenter une plume. Quelle drôle d’idée ! Et pourtant si je l’avais voulu au départ, jamais le résultat n’aurait atteint cette qualité de représentation. Est-ce l’abstraction la plus radicale qui peut conduire à la figuration la plus vraie ? L’outil était manifestement parfait pour rendre la texture d’une plume. Encore fallait-il y associer le geste, le bon geste et l’outil, sans oublier l’encre et le papier. Ce dernier, comme nous le verrons plus loin, joue un rôle encore plus décisif que les autres ingrédients dans le résultat produit. Le geste, lui aussi est primordial. Il s’appuie sur ma sensibilité, ma concentration, mon habilité. C’est cette subjectivité qui faisait que seul Matisse pouvait élaborer des silhouettes ou des portraits en se basant sur une sorte de « trait idéal », ou encore seul Giacometti pouvait représenter l’humanité toute entière dans un buste de femme. La représentation des plumes paraissait d’une telle justesse, qu’on aurait pu penser l’outil exclusivement ajusté ou conçu pour les dessiner.
La pratique montra qu’il n’en n’était rien. Je fis d’autres gestes avec cet outil, me conduisant vers d’autres résultats, toujours dans ce cadre improbablement vertical ou horizontal, selon la volonté de celui ou celle qui regarde et donc dispose. Explorant toutes les gestuelles qui me passèrent par la tête, je découvris autant de formes nouvelles, plus ou moins intéressantes, mais toujours surprenantes. De tels exemples, je pourrais en citer bien d’autres. L’expérimentation apparaît comme un moteur puissant et rassurant celui qui la pratique. Elle décharge l’auteur de sa responsabilité créatrice, perçue par tout un chacun, et faisant de « l’artiste » un créateur qui aurait reçu ce don par les bonnes fées. Tu es un artiste, donc ton boulot c’est de de créer. Oui, mais comment ? Apportez-moi une feuille, des pinceaux, un crayon, que sais-je, et je vais créer comme je respire ! Et bien non, il me semble que l’état créatif se provoque et nécessite un moteur, une technique, un état d’esprit, nous conduisant dans un état second, admirable car suspendu au résultat de ce qui sera produit, mais aussi et surtout au cheminement qui nous y aura conduit. Bien souvent on a coutume de dire qu’au delà du résultat, c’est la démarche qui compte. Je le ressens comme çà ; quand j’entreprends quelque chose, il y a une grande part d’habileté, d’expérience, de savoir-faire, mais il y a surtout le temps suspendu au bout duquel on peut rencontrer l’étonnement, la surprise, la terra incognita, et cet instant mérite tous nos efforts, nos entêtements à poursuivre coûte que coûte. À ce moment précis le résultat improbable est encore secondaire, seul compte l’idée que l’on se fait d’une chose inconnue, sur le point d’arriver. Cela ne veut pas dire que le résultat ne compte pas. Il compte avant tout par le fait que la magie a opéré.
Dans ma pratique de l’encre je travaille dans l’abstraction, évacuant ainsi la représentation, et incidemment le dessin, même si je lui porte une très grande importance. Est-ce le dessin qui m’importe ou l’énergie que l’on y met dans la force de ses traits et de ses retenues ? C’est certainement cela qui, pour moi, place Matisse comme une sorte de maître absolu. De façon étonnante, mes encres font apparaître de temps à autre des formes de représentations aussi efficaces qu’inattendues ; il n’y a qu’à voir l’exemple de la plume. Je me demande alors si, pour atteindre une très grande qualité dans la représentation, il ne faudrait pas passer par une sorte d’abstraction inconsciente. Comme disait Pierre avec beaucoup de justesse « Peindre à la perfection un pot de géraniums ne fait pas forcément de vous un artiste, encore moins, un horticulteur. » Je traduirai sa pensée en disant que çà n’est pas en voulant peindre un pot de géraniums, que l’on obtiendra la perfection de sa représentation. Il faut trouver un moyen détourné, même s’il passe par l’abstraction. On peut également se mettre en quête de contraintes. Par exemple je me suis imposé de faire une encre par page, le plus rapidement possible, comme si l’ensemble des encres du livre avaient été faites en une seule fois, dans un temps unique, ponctuel et suspendu. Le livre, de part sa construction, impose un temps de séchage entre les pages. En utilisant des pinces à linge, afin de tourner les pages sans qu’elles entrent en contact les unes avec les autres, je réussissais à réduire artificiellement les temps de séchage qui sont assez court pour de l’encre de chine sur du papier absorbant. Je réussis ainsi à faire un livre en moins de 10 jours. J’en fis ensuite un second, au format carré, puis un autre toujours carré mais nettement plus petit. Travaillant toujours avec le même outil il a fallu adapter la technique, le geste. Dans les grands formats du début je gardais les encres éloignées des bords de la page, leur donnant une respiration équilibrée entre le plein et le vide de la feuille. Dans les petits formats l’exercice devenait impossible, il fallait appuyer délibérément l’encre sur au moins un côté, voire deux, au risque de recouvrir toute la page et faire disparaître tout vide.
Après avoir en quelque sorte évacué le dessin, pour en avoir retrouver une forme dans l’abstraction, je connus un processus analogue avec la couleur. Pour rompre avec la très grande difficulté à manipuler la couleur, je me suis appuyé sur l’encre de chine noire. Bien que les résultats montrent à première vue un aspect plutôt austère, je me suis très vite rendu compte qu’il n’en était rien. Au contraire l’encre noire peut se décliner en une infinité de nuances, autant de camaïeux qui, si l’on n’y prend pas garde, déclenchent en nous un processus perceptif coloré. Lors de mes expériences photographiques sur les détails d’encres, j’ai pu constater combien l’encre de chine construit merveilleusement bien la lumière et accroche les couleurs (cf. Les chapitres précédents).
Le hasard, ou plutôt les contraintes extérieures, m’a conduit à travailler avec des fonds de pots d’encre d’imprimerie. Je disposais bien d’une palette d’encres de couleur à l’eau pour faire mes fonds, mais depuis mon travail avec l’encre de chine, j’ai du les laisser de côté. En effet il n’y a que le noir pour obtenir la qualité du rendu d’une lumière limpide et presque plus lumineuse qu’en vrai. Suivant les expériences menées, j’avais la sensation de redécouvrir la photographie, ou plus exactement la lumière photographique. Étirer l’encre sur le papier crée une lumière portée, émanant d’une source lumineuse, où apparaissent des ombres et des surfaces surexposées. Cela me rappelait mes débuts en photographie, au cours des quels j’ai toujours considéré à tord ou à raison, que seul la photographie noir et blanc était capable de mettre en évidence la lumière avec autant de force, de nuances et de précision. Étrange coïncidence s’il en est, je n’en suis pas si sûr !
L’encre de chine sèche rapidement, surtout s’il fait chaud et que la couche d’encre est fine et la papier absorbant. En travaillant avec des outils contendants, il est aisé de faire des retenues d’encre relativement épaisses. Elles sècheront plus lentement en faisant des craquelures et en dégageant des surfaces brillantes, jouxtant les autres surfaces parfaitement mates. L’encre sèche vite et permet donc de travailler vite, mais sans aucune retouche possible. Cela n’interdit pas les recouvrements, donnant naissances aux transparences et les légers retours en arrière tout aussi spectaculaires. Je reviendrai sur cette propriété assez étonnante que j’ai pu observer à plusieurs reprises. Une fois sèche, et en fonction de sa composition, de celle du papier… , elle peut devenir indélébile à l’eau ou lui rester perméable. Dans tous les cas les encres peuvent être stockées les unes sur les autres, ce qui est très pratique, surtout en comparaison de l’encre d’imprimerie. Cette encre grasse par nature, mérite beaucoup d’attention lors de son stockage. J’ai commencé à m’intéresser aux pots d’encre d’imprimerie noire dont je disposais. Je ne le savais pas encore, mais j’avais entamé un processus de migration vers la couleur. La viscosité de l’encre d’imprimerie n’est pas sans rappeler celle de la peinture à l’huile. On peut prendre son temps, les temps de séchage autorisent un retour aussi approfondi que souhaité sur ce qui est en cours. On peut superposer, gratter, recharger, mélanger, effacer, ajouter de l’huile d’œillette, par exemple, pour faire des jus qui apporteront une transparence. Cette transparence peut être homogène, grâce à un mélange initial, ou au contraire aléatoire, au grès de l’inspiration du geste, donnant ainsi naissance à des formes dans les formes initiales. Cette viscosité apporte une souplesse évidente, mais augmente considérablement les temps de séchage, surtout si l’on n’utilise pas de siccatif. J’ai fait des expériences avec des épaisseurs plus ou moins grandes d’encre d’imprimerie, mélangée avec une sorte de graisse, permettant de garder une certaine épaisseur.
Plusieurs mois après, une membrane externe s’était vaguement constituée rendant l’intérieur de la couche parfaitement protégé de l’air et durablement souple, pour ne pas dire définitivement. Travaillant sur des formats pouvant être assez grands, il m’a fallu très vite mettre en place des séchoirs à encres. Le premier d’entre eux est utilisé juste après la confection des encres de grand format. Il se trouve sous le toit en pente de mon atelier. Les fils y sont relativement espacés les uns des autres, afin que ces grandes encres ne se touchent pas. Après un premier degré de séchage, je peux les disposer dans le deuxième séchoir où les fils y sont beaucoup plus serrés. Pour les encres les plus épaisses je les installe directement dans un séchoir de longue durée, où elles pourront y rester plusieurs mois.
Il se peut que ma production me conduise à suspendre plusieurs encres ensemble, ce qui est possible lorsqu’elles sont quasiment sèches. Le séchage devient alors tout simplement le stockage. Il me faut toujours trouver de nouveaux séchoirs. J’ai réalisé des séchoirs spécifiques pour les très grandes encres, ou pour celles qui sont très grasses, lorsque je j’imbibe entièrement le support avec de l’huile afin de rendre le papier complètement transparent. L’encre se voit aussi bien d’un côté que de l’autre, mais le temps de séchage du papier est très long. Après avoir utilisé les pots de noir, j’ai ouvert un pot de couleur, puis un autre. J’ai commencé avec le brun, qui par dilution me donnait du sépia.
L’encre d’imprimerie en couleur porte nettement mieux la lumière et ses contrastes que les encres de couleur à l’eau. Je n’en avais aucun a priori, ce fut une bonne surprise. Je travaillais alors les encres de façon monochromatique, avec le brun, puis le bleu, un deuxième bleu, un rouge, un autre rouge, un troisième… J’ai même réalisé de grands monotypes, ce qui était parfaitement impossible à faire dans de telles conditions avec l’encre de chine, bien trop rapide au séchage. De nouvelles sensations s’offraient à moi. Je réalisais des dessins sur une très grande vitre, puis j’y apposais ma feuille. Avec les mains ou par l’intermédiaire d’outils je plaquais la feuille méthodiquement, ou au contraire en déplaçant au gré de ma fantaisie des masses d’encre accumulées çà et là. Je retrouvais ce que l’on ressent lorsque l’on révèle une photo dans le laboratoire, ou lorsque l’on retire la feuille de papier qui vient juste de passer entre les deux rouleaux de la presse à gravure. L’instant qui nous révèle le résultat s’arrête, se déploie dans l’espace. Nous y sommes accrochés nourri d’espérance. L’encre grasse s’accroche à la vitre, même si la plus grande partie est partie avec la feuille. En rechargeant la vitre entre deux passages, de multiples expériences peuvent être faites. J’ai une sorte d’auto-portrait, dont j’ai tiré cinq monotypes successifs, allant du plus encré au plus clair.
J’ai également fait des empreintes successives sans changer le contour, mais en modifiant l’organisation du dessin à l’intérieur du contour. Après avoir exploré les différentes couleurs une par une, je suis tombé sur un pot curieux. La couleur n’était pas distincte. Comme dans la plupart de ces pots délaissés depuis longtemps, une croûte épaisse laissait voir un spectacle chaotique fait de plis et de creux. Ce pot étrange que je venais d’ouvrir laissait apparaître une croûte noir foncé. Je découpais cette membrane à l’aide de mon couteau à peindre. Je fus surpris de trouver une encre parfaitement onctueuse d’un rouge écarlate. Comment un aussi beau rouge pur pouvait être là sous cette couche informe noire et exagérément plissée ? J’ai commencé à utiliser ce rouge avec beaucoup de précautions, évitant d’aller trop en profondeur, pour ne pas emmener sur mon couteau un fragment d’une couleur différente, probablement tirant vers le noir. Le premier usage que j’en fis était de faire des fonds sur des encres noires déjà peintes.
La magie du gras autorise le recouvrement du maigre sec, sans laisser voir qui a été mis en premier. Après avoir réalisé une série d’une vingtaine de grands format sur ce principe, je ne fus pas surpris de voir apparaître de l’encre noire sous la couche d’encre rouge de plus en plus fine. En réalité elle paraissait plus foncée que noire ; je compris par la suite qu’elle était verte, un vert bouteille foncé. Plus j’utilisais le rouge, et plus je mordais dans le vert, sans les mélanger sur le couteau. Cela m’a permis de commencer une série d’encres avec ces deux couleurs, plus juxtaposées que mélangées. Des marbrures apparurent, résultat du glissement des couleurs l’une sur l’autre. Le rouge devenait de plus en plus minoritaire, le vert l’éclipsait progressivement. Tous les monochromes que j’avais faits, qu’ils soient rouge, bleu, etc…, n’étaient finalement que du noir ; seuls les transparences et le rapport clair/obscur comptaient. Cette première expérience bicolore était un signe d’une renaissance ; je devais reprendre le chemin long et difficile de la peinture.
Avec l’expérience acquise par ces quelques années de pratiques plus ou moins laborieuses, je me sens plus sage, plus patient, peut-être moins innocent ou téméraire. La couleur exige du temps, de la retenue, de la prudence ; on peut être excessivement prudent. La maturité viendra progressivement. J’ai commencé par diversifier les supports en utilisant par exemple du papier kraft dont le ton chaud est une couleur en soit. Cela me permit d’équilibrer mes encres noires avec de l’huile blanche, l’encre d’imprimerie n’existant pas en blanc, et ce papier kraft comme liant et faire valoir. Le recours à la peinture à l’huile blanche me semblait comme un signe encourageant dans mon cheminement. Pour rester fidèle avec mes expérimentations, j’apposais l’huile avec les mêmes outils non conventionnels que pour le reste. Autrement dit je n’utilisais toujours pas les pinceaux. Ceci me força à faire de grand aplats pour lesquels une dilution avec de l’huile d’œillette la rendait plus couvrante. J’aurais pu pratiquer la technique des jus en diluant l’huile avec un solvant, mais je serais sorti de ma démarche qui consistait plutôt à saturer de gras les supports et à explorer le rapport gras-maigre dans le temps et dans l’épaisseur des couches. On pouvait dire qu’un certain équilibre naissait entre les aplats gras et blancs et les autres aplats maigres et noirs. Je retrouvais l’expérience que j’avais faite sur du carton, au cours de laquelle, travaillant essentiellement au pinceau et dans un mode figuratif, je mélangeais par couches successives, en dosant le niveau de séchage entre chaque couche, encre de chine (maigre) et peinture à l’huile (gras). Le passage difficile du maigre sur le gras conduisait à des résultats intéressants. L’utilisation de vernis (sur le principe des glacis) permettait alors d’en figer les effets. Il suffisait alors d’attendre que ce dernier prenne, pour repartir de plus belle sur la nouvelle couche.
L’encre m’a permis d’aborder différemment l’huile. Après le noir, vint le blanc, puis j’allais chercher dans mes pots d’encre d’imprimerie d’autres couleurs. La transition opérait. Ces mondes a priori si différents nécessitent quelques précautions d’usage (séchage partiel ou total, ordre de passage… ) ; ils me permirent d’entrer à nouveau, ou plus sûrement pour la première fois en peinture, quel bonheur, quelle expérience ! Employer simultanément et sur un même support ces différents traçants (encre maigre, grasse, peinture à l’huile, …) permet toutes sortes d’expériences. L’usage de livres blancs, combinant petits ou moyens formats contraint une pratique espacée dans le temps, ne serait-ce qu’à cause des temps de séchage différents. Il apporte la possibilité de tester des séries et de faire interagir les traçants les uns vis-à-vis des autres; généralement l’un après l’autre. L’interaction directe entre deux traçants peut être recherchée. Je peux préparer à l’avance des pages avec une trace d’encre de chine,puis ajouter de la peinture à l’huile… Des artifices permettent d’intervenir sur une page, sans que les précédentes ne soient encore sèches. En poussant un peu cette idée, il semblerait possible de faire un livre dont les pages ne sècheraient jamais, une sorte de non livre impossible à refermer, difficile à manipuler. Le grand livre de la vie !
Au détour de mes expériences, j’ai exploré une voie qui me paraît très prometteuse. À première vue cela ferait penser à une astuce, un truc qui marche sans plus. Je ressens quelque chose d’important. Jusqu’alors il ne m’a pas encore été possible de dépasser l’expérience brutale, en dehors d’une contextualisation picturale plus riche et néanmoins nécessaire. Il s’agit d’une confrontation gras-gras très particulière que j’appelle par « recouvrement de type iceberg ». J’obtiens quasiment l’effet d’un tirage photographique avec des ombres portées, des lumières, des reliefs, le tout dans des paysages étonnants. Le point clé de cette technique réside dans le dosage des temps de séchage intermédiaires lors des phases de recouvrement. Seul un certain équilibre produira un rendu d’une précision remarquable. Mon expérience photographique passée ne cesse de se rappeler à mon bon souvenir. Il faudrait parler de plusieurs recouvrements successifs (balayage) et savoir en limiter leur nombre au fur et à mesure de l’évolution du résultat, afin de ne pas dépasser le point de non retour, point ultime au-delà duquel l’équilibre tant recherché d’un tableau tombe en miettes. Cela m’est arrivé d’utiliser cette technique de balayage à recouvrements juste avec de l’encre de chine. Tout comme les pinceaux obéissent à certains principes (manche, poils plus ou moins souples… ) et sont utilisés à dessein, les outils qui me servent le sont tout autant. L’idée du balayage par recouvrements m’est venu presque machinalement par la fonction initiale de l’outil ainsi détourné.
Il me faut revenir sur les notions de temps de séchage. L’encre sèche très vite, pour peu que la température ambiante soit élevée, que le papier soit absorbant et que la couche déposée soit fine. Mes expériences se situent entre deux extrémités liées à la vitesse d’exécution. Il faut comprendre la gestuelle qui dépose la trace sur le support. Soit la trace est faite lentement, en étirant le temps de telle sorte que l’intervention puisse y prendre toute sa part ; soit elle est faite dans le temps exact d’une respiration, d’un souffle. La partie basse de la trace entre dans le support, alors que la partie haute du dépôt sèche avec un certain décalage. Souvent mes traces sont « claires », c’est-à-dire qu’elles se déploient sur le support avec de rares recouvrements, dus aux particularités des outils traceurs. On peut favoriser ces recouvrements, soit par des mouvements circulaires qui ne sont pas si facile à maîtriser afin de ne pas tomber dans la forme illisible et confuse. On peut également procéder par légers retours en arrière, sortes de micro-hésitations. Si la partie émergée de l’encre sur laquelle on procède à ces recouvrements, n’est pas encore sèche, des choses surprenantes apparaissent. Le temps doit être bien géré ; il en découle des transparences subtiles englobant des parties plus opaques figées dans leur contour par la partie encrée dans le support. Il m’a été donné à voir de cette façon une lumière sortie d’une tache d’encre sombre, dont la luminescence transcendait celle du blanc de la feuille de papier sur laquelle reposait la tache. C’est l’effet du contraste qui rendait cette surface très lumineuse. Sur certains supports la partie immergée de l’encre recouverte, apparaît comme beaucoup plus nette que les traces de surfaces qui l’entourent. On peut toujours jouer sur le couple absorption du support/quantité d’encre déposée. Un traçage lent dépend aussi d’une respiration qui peut être distendue et donc relativement longue.
L’exécution de la trace nous met dans un état d’apnée. Ici le recouvrement « iceberg » donne des résultats différents, dans la mesure où l’on a le temps de voir ce qui se passe, même s’il est toujours impossible de revenir sur ce qui a été fait. En revanche on peut ajouter au recouvrement classique l’idée de retravailler le traçant avant qu’il ne soit sec. Ceci peut se faire par dépôt sur la surface pas encore tout-à-fait sèche ; le résultat est là encore assez étonnant. De ces quelques expériences il ressort l’importance de l’interaction entre le peintre et le support via le traçant et l’outil associé. J’y vois ce que j’appellerais le « paradoxe du pinceau ». Prenez un pinceau traditionnel chinois, très large par exemple. Vous ne trouverez pas plus de douceur et de finesse que lorsque vous passerez délicatement ce pinceau sec sur votre peau. Si maintenant vous le plongez dans l’encre de chine et fassiez une trace sur un support pas particulièrement absorbant la trace obtenue sera d’autant plus noire, dure, opaque et sans nuances, que votre pinceau est doux, sensible, sensuel. La trace obtenue relève davantage du simple dépôt d’encre. Il est vrai qu’il faut nuancer cela en fonction des propriétés d’absorption du support utilisé. Dans la peinture traditionnelle chinoise, le papier diffuse énormément l’encre, apportant ainsi des effets d’une très grande richesse, qu’il convient de maîtriser pour obtenir ce que l’on recherche.
Il n’en demeure pas moins que l’usage d’un outil rigide, dur, brut, aux antipodes du pinceau traditionnel, fera apparaître des subtilités sans nom, une lumière extraordinaire, des reliefs plus vrais que nature et même la perspective qu’il a fallu attendre un certain temps pour voir son apparition en peinture. Je ne parle pas des transparences et d’une infinie variété de tonalités autour d’une simple couleur noire. Je comprends ce paradoxe par le fait que la richesse et la diversité du rendu se nourrissent de l’interaction entre le peintre et le dispositif au moment où la trace se construit. Le pinceau ne permet pas au support de renvoyer au peintre des informations sur la trace qu’il est en train de faire. Le support est inerte dans la mesure où il subit les assauts du peintre sans pouvoir, via le pinceau, le guider dans sa démarche.
Le problème c’est que le support et le dispositif qui va avec, ont beaucoup de choses à dire au peintre, pas une bonne fois pour toute, mais pendant le traçage. Cette nuance est primordiale. Le peintre a le privilège d’apprendre et la capacité à inventer ses propres outils, autrement dit son intervention reste et restera décisive…
D., Porto Pino, le 1er août 2008