Darius

peintre-encrier

Caen Tokyo – Jean-yves lepetit

(préface du catalogue – 2013)

Peinture et Encre.

Toutes les deux recouvrent.
Mais quand la peinture cache, l’encre révèle.
Liquide, fluide, ductible, pâteuse, poisseuse, poudreuse, transparente, translucide, opalescente, l’encre pénètre au cœur du support, s’insinue dans la profondeur du matériau. Pour en exhiber la texture, la chair. Ou en éprouver les limites.
Elle rend visible ce que la peinture classique dissimule sous l’opacité de ses couches, par une nécessité imposée en Occident dès la Renaissance : produire des images que le spectateur puisse reconnaître et prendre pour la réalité. La peinture joue de l’oubli de sa matérialité pour que l’imitation, le trompe l’œil fonctionnent. Art de surface, elle donne à voir autre chose qu’elle-même : la personne qu’elle figure, le paysage qu’elle représente.
A l’inverse, l’encre opère dans la profondeur, la « dé-s-illusion ». Modestement, elle se montre nue – sans fard – , s’avoue pour ce qu’elle est. De la matière travaillée par du geste et un geste qui s’investit dans de la matière.

Ombre et lumière.

Il y a eu Victor Hugo, puis Masson, Michaux, Alechinsky, Dotremont, Bryen, Hartung, Viera da Silva, Calder, Tàpies, Newman… Et dans l’art contemporain, il y a même comme une omniprésence de l’encre.
De Chine ou non – noire, brune, violette ou de couleur – elle s’expose aujourd’hui. Sans états d’âme.
Loin des interdits de l’époque classique. Quand le système artistique la cantonnait au dessin – cet art mineur réservé aux croquis préparatoires des chefs-d’œuvre. Chef d’œuvre qui ne pouvait que prendre la forme d’une peinture !

Sobriété.

L’encre conserve le souvenir de son origine modeste. Quand dessin et écriture ne faisaient qu’un.
Aujourd’hui encore, sa mise en œuvre se réduit à peu de choses : un support… et une marque qu’on inscrit dessus. Une simplicité qui lui a valu, en Occident, d’être regardée de haut, minorée, confinée aux essais ou aux relevés sur le vif.
Pourtant, c’est dans le dénuement de ses moyens, dans la bipolarité du support et de la marque qu’elle puise sa force expressive. En jouant sur le vide et le plein, la présence et l’absence, l’apparition et la disparition, l’équilibre et le déséquilibre… Mais de façon ténue et paradoxale !
L’encre jette un doute sur la nature unique des éléments plastiques qui la composent.Un vide n’en est pas vraiment un puisqu’il révèle le support dans toute sa matérialité. Ou qu’il ne doit son existence qu’au plein qui l’accompagne. Quant à la marque, à l’empreinte déposée sur le support, elle n’est que le signe d’un contact physique qui a eu lieu mais n’est plus, une présence qui s’est absentée.
L’encre : de l’arte povera(1) avant l’heure.

Geste.

Grattage, frottage, scarification, coulure, pliure ou projection… Étalée au doigt, à la plume, au pinceau, à la raclette, au balai, en vagues, en tourbillons, l’encre se déploie, se déplie de mille façons.
Selon toutes sortes de techniques aléatoires.
Ou selon un savoir-faire parfaitement maîtrisé. Comme l’Unique Trait de pinceau utilisé par le peintre lettré chinois Shitao au début du XVIIIe siècle. « Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas. Aussi, l’Unique Trait de pinceau embrasse-t-il tout, jusqu’au lointain le plus inaccessible et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n’en est pas un dont le commencement et l’achèvement ne résident finalement dans cet Unique Trait de pinceau dont le contrôle n’appartient qu’à l’homme. » (2) Une construction mentale qui commande au sujet d’être représenté loin du modèle afin d’en concevoir la ligne la plus juste.
Qu’il soit spontané ou exigeant, pulsionnel ou distancié, le geste – dans l’encre – commande un engagement corporel sincère. Sans retour, ni reprise.
Pour devenir l’empreinte d’un passage, la trace d’un dépôt d’énergie habitée par un auteur.

UN PONT D’ENCRE rassemble cinq artistes, trois japonaises, et deux français.

Ou plutôt confronte leurs pratiques de l’encre.
Trois pratiques issues de cultures différentes, avec en filigrane pour chacun, le souvenir de sa tradition propre – parfois très ancienne. Calligraphie et peinture en Extrême Orient, miniature, calligraphie et arts décoratifs dans le monde arabo-musulman, dessin en Europe.
Trois univers, trois façons de ressentir, penser, représenter, exprimer. Des gestes parfois proches en apparence, mais souvent d’une tout autre nature.
Cinq regards actuels sur des traditions d’autrefois qu’on retrouve dans les formes et les épaisseurs diverses de leurs encres. Ou dans le souvenir de la pratique, revisitée ou dépassée quand le médium lui-même n’apparaît plus dans la production ou qu’il ne reste plus qu’un geste suspendu dans l’espace de l’installation.

UN PONT D’ENCRE cultive les télescopages et les métissages.
L’art moderne et le post-modernisme sont passés par là !
Viallat et ses toiles teintes, imprégnées de pigment jusqu’à la fibre, dans lesquelles l’étoffe devient peinture et la peinture redevient support. Et les sérigraphies de Warhol et Rauschenberg. Et l’utilisation de la couleur comme matière de Newman, Louis, Noland, Francis…qui rompt avec le système illusionniste de la Renaissance. Et les pliages colorés de Hantaï…

Jean-Yves LEPETIT

(1) Mouvement italien de la fin des années 1960, caractérisé par un recours à des matériaux naturels ou ordinaires et des mises en oeuvre simples.
(2) Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, traduction de Pierre Ryckmans, éd. Hermann, 1985, rééd. Plon, 2007.

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